Lire auparavant la première partie de cet essai : « Humanoïdes exposés« .
Si je devais définir, désigner en français les quelques lignes qui précèdent, je serais bien en peine. Autobiographie ? Essai ? Pensée, réflexion ? Méditation ? Pas très convaincant. En anglais ce serait beaucoup plus simple : creative nonfiction. Si on consulte la page de ce terme sur le wikipedia anglo-saxon, on s’aperçoit qu’il n’a pas d’équivalent en français. Et pour cause. Bien qu’elle recoupe un genre littéraire commun, il s’agit d’une formule propre aux anglo-saxons, très certainement parce que ce genre leur est plus familier. Bien sûr le genre ne date pas d’hier, ses origines sont même anciennes, que l’on pense à Montaigne et ses Essais par exemple, ou encore à Rousseau, mais il connaît un succès sans précédent dans le monde anglo-saxon depuis les années 90.
L’appellation creative nonfiction regroupe plusieurs formes littéraires ne relevant pas de la fiction : entre autres l’essai, le récit de voyage, les mémoires, l’autobiographie, les biographies, le journalisme littéraire. Elle se distingue d’une part de la fiction pure, produit en grande partie de l’imagination, et d’autre part du journalisme et des travaux universitaires résultant d’un travail d’information. Elle occupe une place singulière, au beau milieu : elle a tous les atours de la fiction tout en accordant une importance primordiale au fait et à la réalité. C’est la combinaison de l’expérience artistique et du reportage. Eu égard à l’écriture journalistique par exemple, cette caractéristique offre au genre une plus grande souplesse. En effet, l’auteur peut prendre part à ce qu’il raconte, dire ce qu’il pense et ressent, et dispose d’une plus grande liberté dans la forme de son récit. Néanmoins cette soudaine liberté est aussi une source possible de confusion : en se servant des techniques et caractéristiques propres à la littérature de fiction pour rendre « vivants » et accessibles des personnages et événements réels, la creative nonfiction est un art funambule. Cette nature hybride, son ambiguïté, font tout l’attrait de ce genre dont l’exercice a quelque chose de périlleux, et ce en grande partie parce qu’il repose sur le fonctionnement de la mémoire et des perceptions, avec tous les arrangements, défaillances, déformations qu’on leur connaît. La vérité, on le sait, est complexe, mais encore plus lorsqu’elle est rapportée. Elle se mêle aux faits, à la mémoire, aux interprétations.
A la différence de la fiction, laquelle accepte un niveau de vérité réduit, voire nul ou alors à un niveau général qui n’a rien à voir avec les faits (la vérité des émotions, de l’expérience humaine), la creative nonfiction elle ne transige pas sur les faits et ne peut se contenter d’une vérité approximative, même s’il s’agit de mentir dans un but de vérité. Cela ne veut pas dire qu’elle rejette en bloc l’imagination, elle exige seulement une clarté complète sur son emploi. D’où les nombreuses controverses qui visent le genre, fréquemment remis en question par des « scandales » mettant en scène tel ou tel écrivain soudain convaincu de mensonge éhonté, à savoir d’avoir présenté des faits imaginaires pour réels, le plus retentissant de ces dernières années ayant démasqué James Frey, convaincu d’abus de fiction dans son prétendu « memoir » titré A Million Little Pieces.
On ne badine pas avec le poids des mots. Dans la creative nonfiction, le contrat avec le lecteur est plus sérieux qu’ailleurs. Si l’auteur de fiction peut se permettre de se jouer de son lecteur, et même s’en moquer, sans conséquence aucune, l’auteur d’une biographie, d’un essai ou d’un memoir, donc d’un travail censé présenter des faits réels, ne peut trahir la confiance que lui accorde son lecteur sans s’en trouver redevable moralement, et parfois même jusque devant les tribunaux. Il est donc important lorsqu’on écrit de la creative nonfiction, outre de se tenir au plus près de la vérité, de maintenir une grande clarté sur nos intentions et sur la part d’imagination à l’oeuvre, donc de savoir de quel point de vue on écrit.
Often we assume that if we speak in an I-voice, it is always the same I. But this I is shaped by time, by experience, and by mood. There’s the I with a sense of humor about the whole thing, the I who is still puzzled, the I who has wisdom to impart, the I who has an ax to grind. There is also what we might call the Lyric I: the I who is silent; the I who speaks through fragmentation, through pure observation, through white space, the I who disappears into the gaps, éclipsed by language and metaphor. (extrait de l’abécédaire Keep it real, 2008)
La creative nonfiction n’est pas se raconter soi. Si elle peut être très personnelle, c’est au contraire une ouverture à l’autre.
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A suivre : Mémoires en fusion – coda
(Memory Stamp, Memory Walks & Time to catch / photos issue21)
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